December 28, 2005

Le Journal du Dimanche – Interview avec Emadeddin Baghi.‎

‎19 décembre 2005. Le Figaro‎
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‎ «Le pouvoir d’Ahmadinejad est limité»‎
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Interview avec l’intellectuel iranien Emadeddin Baghi
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Par Delphine Minoui (Téhéran)‎
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Emadeddin Baghi, 43 ans, dirige à Téhéran l’association de défense des prisonniers. Cet ‎intellectuel iranien, emprisonné de 2000 à 2003 pour, entre autres, ses écrits dénonçant la ‎peine de mort en Iran, vient de recevoir le Prix des droits de l’homme de la République ‎française. Il commente les dernières déclarations du Président Ahmadinejad.‎
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CAhmadinejad qui, après avoir ‎appelé à « rayer Israël de la carte », vient de qualifier omment percevez-vous les déclarations du Président l’holocauste de mythe ?‎
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Ce sont des propos provocateurs, qui rompent avec la politique iranienne de ces vingt ‎dernières années. La République islamique d’Iran n’a certes jamais reconnu la légitimité de ‎l’Etat d’Israël, mais ni Rafsandjani ni Khatami ne se sont jamais prononcés en faveur d’un ‎anéantissement d’Israël. De plus, en vertue du respect des droits de l’homme, ce n’est pas le ‎rôle d’un peuple, encore moins d’un Etat de prendre des décisions à la place d’un autre Etat. ‎C’est aux Palestiniens de gérer leurs différends avec Israël. L’Iran n’a pas à s’en mêler en ‎essayant de réinterpréter l’histoire. Ignorer ce principe de non-ingérence, c’est provoquer une ‎attaque israëlienne, c’est ouvrir la porte à d’autres pays qui aimeraient décider à notre place ‎du futur de notre pays, - sous entendu les Etats-Unis -. ‎
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A l’heure où l’Iran durcit également son discours relatif au dossier nucléaire, les ‎Européens s’inquiètent. Considérez-vous comme une solution le possible rappel des ‎Ambassadeurs européens en poste à Téhéran ?‎
Je pense que les Européens prennent trop au sérieux les déclarations d’Ahmadinejad. D’après ‎moi, ses déclarations à l’égard d’Israël visent avant tout un objectif de propagande interne. ‎C’est un moyen, pour lui, de détourner l’attention de certains de ses électeurs, déçus de ne pas ‎voir le gouvernement tenir les promesses de la campagne présidentielle sur l’amélioration de ‎leur niveau de vie. Ahmadinejad avait promis « d’apporter l’argent du pétrole sur la table du ‎peuple ». Où est cet argent ? Personne n’en a encore vu la couleur. Alimenter le spectre d’une ‎possible attaque israêlienne est un bon moyen d’essayer de re-souder la population. C’est ‎également une bonne raison, pour les autorités, de museler la presse et de justifier la ‎répression politique interne. ‎
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Les Européens ont proposé aux Iraniens d’enrichir l’uranium en Russie afin de rassurer ‎la communauté internationale. Mais l’Iran a récemment répété qu’il était hors de ‎question que la production du combustible se fasse hors du pays. Pour l’heure, aucune ‎solution ne semble avoir été trouvé. Si vous deviez faire une proposition, que ‎suggéreriez-vous ?
Le seul moyen de mettre un terme à ce problème, c’est de soutenir le processus démocratique ‎iranien qui émane de la société. Si le monde s’inquiète de voir l’Iran ou la Corée du Nord, et ‎non l’Inde, développer leur programme nucléaire, c’est parce ces pays ne sont pas des ‎démocraties. ‎
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A l’intérieur, Ahmadinejad est-il pleinement soutenu par le guide religieux et par le clan ‎conservateur ?‎Le pouvoir d’Ahmadinejad est limité. En Iran, le Président n’est pas la personnalité la plus ‎importante. Le guide religieux reste le numéro un du régime. Aujourd’hui, même si ‎l’ayatollah Khamenei n’est pas pleinement d’accord avec Ahmadinejad, il sait l’utiliser pour ‎effrayer les autres. Ahmadinejad est comme un épouvantail que les parents utilisent pour faire ‎peur aux enfants. Il faut également noter qu’Ahmadinejad a également rencontré récemment ‎de vives oppositions de la part de son propre clan, notamment sur sa sélection de nouveaux ‎Ministres. ‎
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Pourrait-on envisager une fronde anti-Ahmadinejad pour le destituer ?‎
On pourrait envisager qu’il soit écarté du pouvoir sur la base de sa mauvaise gestion des ‎affaires internes du pays. Mais quand il s’en prend à Israël ou à l’Occident, - une rhétorique ‎qui s’inscrit dans les valeurs de la révolution islamique -, il sait qu’il est protégé, car personne ‎au sein du pouvoir n’osera s’opposer à lui. S’opposer à lui sur cette question serait interprété ‎comme un soutien à Israël. ‎
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Pour beaucoup d’Européens, l’élection d’Ahmadinejad, inconnu du grand public, en ‎juin dernier, est demeurée une énigme. Comment analysez-vous sa victoire ?‎Les réformateurs, - qui ont dominé la scène politique pendant huit ans - , se sont trop ‎concentrés sur des questions abstraites comme la démocratie et la liberté d’expression. Ils ont ‎ignoré les attentes économiques du peuple. Ce fossé culturel entre la classe intellectuelle et le ‎reste de la société a favorisé la victoire d’Ahmadinejad. ‎
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Vu de l’extérieur, un rideau noir est tombé sur la scène iranienne : purges ministérielles, ‎rappels de certains Ambassadeurs iraniens connus pour leur position réformatrice, ‎appel à la création d’une « société islamique exemplaire »… Comment des intellectuels, ‎comme vous, vivez la situation actuelle ?
On est pessimiste. Sous Khatami, la censure sur les livres s’était assouplie. A l’heure actuelle, ‎mes trois derniers ouvrages sont bloqués au sein du nouveau Ministère de la Culture. Et puis ‎les prisonniers politiques n’ont plus le soutien du Parlement, désormais majoritairement ‎conservateur. ‎
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En dépit d’une mainmise totale des conservateurs sur les différents leviers du pouvoir, ‎on est impressionné de voir que la société civile continue à s’exprimer, via les ONG ‎comme la vôtre, via la presse, via le théâtre. Drôle de paradoxe ?
Dans notre société, il y a des institutions qui ont appris à s’exprimer. Pendant ses huit années ‎de mandat, Mohammad Khatami a toujours toléré la critique, y compris à son égard. La presse ‎a saisi cette ouverture pour être plus incisive. Il est maintenant difficile de faire marche ‎arrière. Il y a un débat qui s’est instauré dans la société. Aujourd’hui, les autorités iraniennes ‎ont beau mettre la pression, elles ne peuvent pas empêcher la société de s’exprimer. ‎
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